Pour comprendre l'œuvre de Francis Lemarque il faut connaitre ses origines. Une enfance pauvre et délurée, à l'école des rue du 11ème arrondissement de Paris, puis l'éveil de la conscience avec Sylvain ITKINE.
Autrefois rue Gaillard en hommage à l'abbé Gaillard, fondateur d'une petite communauté destinée à l'éducation des enfants pauvres du faubourg Saint-Antoine, la rue de lappe est devenue dans la moitié du XIXème siècle une rue festive. Les Bretons et les Auvergnats s'y installèrent, puis les apaches, les voyous et les truands en tous genres. Les cabrettes auvergnates se mélangèrent aux accordéons des Italiens. Vers 1880 les premiers bals musettes virent le jour. On y dansait la bourrée en claquant des talons.
C'est au 51 de la rue de Lappe, à l'angle de la rue de Charonne, juste au-dessus du "bal des trois colonnes"., que le 25 novembre 1917 naquit Nathan Korb qui devint ensuite Francis Lemarque. À cette époque il y avait pas moins de 17 bals musette dans la rue de Lappe.
C'est à partir de cette rue et de quelques autres adjacentes dans lesquelles le petit Nathan Korb évolue librement que Francis Lemarque puisera tout au long de sa vie l'inspiration pour de nombreuses chansons. Tous les soirs passant par la rue de la roquette, il mettait deux heures pour atteindre l'autre bout de la rue de Lappe, s'arrêtant devant chaque bal musette qu'il observait attentivement avec son regard d'enfant émerveillé par l'école de la rue.
" Certains jours d'été, la rue de Lappe était si calme, si tranquille, que l'on se serait cru au cœur d'un petit village de province engourdi de chaleur à l'heure de la sieste. Le silence qui régnait dans la rue était rompu à intervalles réguliers par le chant...d'un coucou...Avec le jour qui déclinait, le charme était rompu, les enseignes des bals musettes s'éclairaient une à une, les habitués de la java, descendus des fortifs, arrivaient par petits groupes, en se déhanchant, suivi peu après par les voitures de quelques bourgeois venus s'encanailler rue de Lappe. Les petites vieilles remontaient leurs chaises, les fenêtres se fermaient. Les accordéons reprenaient le haut du pavé. C'était le moment que choisissait Kléber. Il se plantait sous notre fenêtre et de sa voix de ténor appelait fortissimo : Nathan, Maurice, vous avez bouffé ? Alors les mecs magnez-vous l'cul qu'on aille se marrer !"*
En 1935, Sylvain Itkine devint l'animateur d'un groupe de théâtre ouvrier le "groupe mars" Francis Lemarque y fit ses premières armes.
"Sylvain nous parlait de choses qui dans la bouche d'un artiste nous paraissaient étranges; par exemple il nous expliquait que nous devions nous orienter vers un théâtre qui conserverait un lien avec nos origines, qui saurait exprimer les aspirations des gens qui travaillent et qui souffrent. Nous attendions qu'il nous initie au côté brillant de la profession et voilà qu'il nous faisait travailler...et avec quelle discipline rigoureuse ! Au début, on renâclait...on se posait des questions : "Tu crois qu'on va pouvoir continuer ? Quand on a travaillé toute la semaine, ne serait-ce pas mieux le dimanche d'aller guincher ou rechercher des filles...? "
Peu à peu le travail s'est transformé en plaisir et nous avons attendu ces soirées de répétition et ces dimanches. Nous avons pris goût aux œuvres que Sylvain nous faisait travailler, notamment les chœurs parlés que Jacques Prévert écrivait. Nous les présentions dans les guinguettes ou pour les fêtes d'organisations très pauvres, telles Les aveugles juifs du 4ème arrondissement.
En 1936, au moment du Front Populaire, quand il y eu des grèves dans les entreprises, Sylvain nous dit :"Il faut que nous allions jouer dans les usines pour les ouvriers". Ce public de grévistes était enthousiaste, reconnaissant, étonné aussi de voir de jeunes travailleurs comme nous présenter des spectacles. Ce fut une période exaltante.
Nous étions des garçons de 16 ou 17 ans qui passions 60 heures par semaine à l'usine ou à l'atelier. Nous étions tous prêts à devenir des voyous. A cette époque, il ne fallait pas me parler de choses sérieuses ou alors il fallait que je les comprenne tout de suite. Sylvain a su nous faire comprendre ces choses à mes copains et à moi. Il a su dégrossir cette sensibilité que nous portions en nous, sans avoir les moyens de l'exprimer.
Sylvain avait écrit, avec une musique de mon frère Maurice, les paroles de "La chanson de la faim" chantée dans la pièce "Rêves sans provisions" qui fut longtemps le cheval de bataille des frères Marc (C'était alors notre nom de duettistes). Elle évoque un problème qui, heureusement n'est plus d'actualité, le chômage. Aussi est-il impossible aujourd'hui de lui trouver un interprète. A l'époque, lancée par une vedette, elle serait devenue, sans nul doute, une grande chanson."**
* J'ai la mémoire qui chante par Francis Lemarque ( Presses de la cité 1992)
**La revue d'histoire du Théatre N° 3 Juillet-Septembre 1964